Phil Spector est mort et il était quand même difficile de passer à côté
Décédé le 16 janvier dernier à 81 ans de mort naturelle, Phil Spector fait partie des figures de la musique que l’on ne présente plus ou presque. Né Harvey Phillip Spector dans le Bronx en 1939, il finira ses jours dans une prison californienne au terme d’une vie rocambolesque.
Tout d’abord compositeur et musicien au sein d’un groupe pop (The Teddy Bears) qu’il aura mené au succès à la fin des années 50, il aura principalement fait carrière dans la production. Il sera derrière de nombreux succès populaires ou critiques, des années 60 à la fin des années 70, des Crystals aux Ramones en passant par les Beatles ou Leonard Cohen.
Un producteur et arrangeur influent
Surtout, ses talents d’arrangeur auront accouché du « mur de son », technique qui apporte une richesse et une profondeur inégalées au son de l’époque. Multiplication des instruments, ajout de cordes ou de cuivres, écho : ce son massif et révolutionnaire à l’époque du mono aura notamment inspiré la production du grand tube d’ABBA, Dancing Queen. L’album Pet Sounds ou le morceau emblématique Good Vibrations des Beach Boys sont également de bons exemples de l’influence qu’il a pu avoir sur la musique de l’époque.
Parmi ses productions les plus connues des années 60, il y a les chansons des Crystals comme Da Doo Ron Ron ou Then He Kissed Me. Pour moi, ce sont de très bons morceaux qui ont cette capacité à rester dans la tête un bon moment.
On retrouve aussi les Ronettes, avec ce tube je pense connu de tous, Be My Baby, et son intro à la batterie mythique et reconnaissable à la première mesure. Pour la petite histoire Ronnie Bennett, la chanteuse principale de ce girl band, sera un temps l’épouse de l’excentrique Spector.
Si, parmi les autres faits d’armes du prolifique producteur, je pourrais parler d’Unchained Melody des Righteous Brothers, de l’album Let It Be des Beatles ou des premiers efforts solo de John Lennon ou de George Harrison, j’avais avant tout envie de m’arrêter sur l’album End of the Century des Ramones. Avant de me pencher davantage sur son oeuvre au coeur des sixties et de découvrir l’étendue des artistes avec qui il a collaboré, j’ai dans un premier temps connu son travail par l’intermédiaire du groupe new-yorkais, précurseur du courant punk.
End of the Century, un changement de direction pour les Ramones
Les Ramones, c’était avant tout une musique volontairement minimaliste : formé au début des années 70 quand la mode était au psychédélisme, aux morceaux à rallonge, à l’introduction des synthétiseurs et autres soli de guitare interminables, nos quatre garçons sauvages du Queens prennent le contrepied parfait. Inspirés par le son direct et poisseux des groupes de Detroit comme les MC 5 ou les Stooges, ils se tournent vers une musique rapide, simpliste (savoir enchaîner 3 power chords suffisent à monter une composition), aux thématiques tantôt légères tantôt provoc’ (la fête, la drogue, les amourettes, la violence, etc.).
Malgré un statut de groupe phare pour les adeptes du mouvement, le succès mainstream n’est pas vraiment au rendez-vous. Et qui de mieux que le roi de la musique populaire d’alors pour propulser le quartette new-yorkais sur le devant de la scène ? Enfin, c’est probablement ce que les Ramones croyaient…
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la collaboration entre ces forts caractères n’a pas été de tout repos. Phil Spector, dont le caractère instable s’affirme toujours plus, fera vivre un véritable calvaire aux fougueux punks. Autoritaire, colérique et extrêmement violent, l’as des tables de mixage leur en aura fait voir de toutes les couleurs jusqu’à lessiver les quatre musiciens.
Parmi les anecdotes les plus folles : je citerais le guitariste Johnny Ramone obligé de rejouer des dizaines et des dizaines de fois l’intro de Rock’n’Roll High School. Je pourrais aussi parler de Dee Dee Ramone, bassiste et principal compositeur du groupe qui, sous la contrainte d’une arme à feu, dut écouter Spector jouer en boucle Baby, I love You au piano durant une nuit entière. La légende voudrait même que Dee Dee, lassé par l’attitude du producteur, aurait claqué la porte du studio tandis que ce dernier l’aurait remplacé pour finir l’enregistrement.
Seul Marky Ramone, le batteur, semble avoir développé une affinité particulière avec le méthodique producteur, lui qui peut passer des heures et des heures derrière les commandes au grand désarroi de Johnny ou Dee Dee.
Quoi qu’il en soit, cette période d’enregistrement a paru une éternité pour un groupe habitué aux séjours courts en studio, et pas moins de 200 000 $ ont été dépensés, explosant de loin le coût de leurs précédentes productions.
S’il s’agit de leur album le mieux classé dans les charts américains et étrangers et si la critique est globalement bonne, End of the Century n’a que peu été du goût des fans de longue date. Et pour cause : avec cet album, le groupe assume son penchant commercial, avec des compositions plus pop. De mon point de vue, il s’agit bien d’un tournant dans leur discographie, puisqu’ils enchaineront les albums au tempo réduit, au son bien plus clair et aux mélodies plus travaillées.
Des albums comme Ramones, Rocket to Russia ou Road to Ruin sont des classiques du genre et ont fait la réputation du groupe : compos rapides et brutes de décoffrage, attitude sans concession, discours sauvage et furieux. Ici, la production spéciale « mur de son » – rien à voir avec Willy Denzey – donne une autre tournure aux différents morceaux.
À titre d’exemple, l’étonnante reprise du Baby, I Love You des Ronettes – des quatre membres du groupe, seul Joey Ramone au chant aura participé à son enregistrement – tranche radicalement avec ce qu’on a pu entendre par le passé. Un morceau comme Do you remember Rock’n’Roll Radio ? bénéficie aussi d’une production léchée comme jamais, avec les présences d’un saxophone ou d’un orgue qui ajoutent au côté rétro du titre.
Dans les autres pistes notables, Rock’n’Roll High School a été utilisée pour la bande-son du film du même nom et est un pur morceau dans le style habituel du groupe. Même chose pour Chinese Rock, d’abord sorti par Johnny Thunders (ancien guitariste des New York Dolls), au son épais et abordant l’addiction à l’héroïne, un des thèmes favoris du groupe.
Déjà volontaire pour travailler avec le groupe par le passé, Phil Spector n’aura réalisé qu’un seul album avec les fers de lance du mouvement punk. Il s’agira d’ailleurs de l’une de ses dernières sorties marquantes, lui qui traversera les décennies suivantes comme un fantôme ou presque.
De la production musicale au meurtre par arme à feu
L’homme est connu pour son caractère erratique (il fut diagnostiqué bipolaire), sa faculté à vivre reclus durant de longues périodes, et son côté extravagant. On retient souvent de lui le port de perruques baroques, qui s’expliquerait par la volonté de masquer les séquelles consécutives à un accident de voiture en 1974. Ayant frôlé la mort, il ressort de l’hôpital avec des centaines de points de suture à la tête et au visage.
Mais sa folie et son attrait pour les armes à feu finissent inévitablement par ne pas faire bon ménage. En 2003 et suite à une soirée arrosée, il tire sur l’actrice Lana Clarkson, lui donnant la mort dans le luxueux manoir californien dont il est propriétaire. Prétextant et mettant en scène un suicide, il est condamné lors de son second procès en 2009 à 19 ans de prison pour meurtre au second degré sans préméditation et possession d’arme.
Incarcéré, fortement affaibli par différents problèmes de santé, il finit par s’éteindre au début de l’année 2021. Des années 1950 jusqu’aux années 2020, il aura été tour à tour musicien et compositeur précoces, producteur acclamé et recherché, pour finir en meurtrier au procès éminemment médiatique. Aussi talentueux fut-il, aussi inoubliables que soient ses productions et compositions, je tiens à dire qu’il est toutefois difficile de ne pas évoquer sa face sombre et qu’il est tout simplement impossible d’occulter le crime qu’il a commis.
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